Jean SÖ©villia. Historiquement correct: Pour en finir avec le passÖ© unique. Paris: Perrin, 2003. 455 p. EUR 21.50 (paper), ISBN 978-2-262-01772-9.
Reviewed by Ghislain Baury (Professeur d'histoire-géographie, lycée Van Gogh, Aubergenville)
Published on H-Francais (September, 2003)
Lutter contre les lieux communs les plus répandus, replacer les événements dans leur contexte et divulguer les travaux les plus récents des chercheurs afin de dépassionner l'histoire étaient les prometteuses intentions de cet ouvrage. Je n'ai pas accordé d'importance au fait que l'auteur remplisse de hautes fonctions éditoriales dans un groupe de presse très marqué politiquement. Je pensais naïvement qu'un journaliste politique pouvait laisser de côté sa partialité le temps d'une recherche méthodique. Le contenu du livre devait me détromper.
Les propos s'articulent autour d'un échantillon représentatif de dix-huit thèmes historiques. Pour chacun d'entre eux, l'auteur prétend identifier les idées reçues, faire le point sur l'état de la recherche, et tirer les leçons de l'écart entre la version partisane de l'histoire et la version scientifique. Ce raisonnement en trois temps lui aurait permis d'aboutir à des conclusions fort intéressantes s'il l'avait appliqué avec toute la rigueur intellectuelle que l'on pouvait attendre du rédacteur en chef d'un magazine de premier plan. Mais l'absence, dans chaque chapitre, de séparation franche entre ces différentes étapes révèle dès l'abord les failles de son système déductif.
La brièveté des lignes consacrées à la mise en évidence de l' « historiquement correct » les confirme. L'interprétation--confinant parfois à la caricature--d'un article dans un quotidien de référence, du point de vue d'un écrivain connu, de la commémoration d'un événement historique, d'un procès retentissant, de la sortie d'un film ou de la parution d'un roman historique, voire de quelques lignes extraites d'un manuel scolaire ou des programmes du secondaire, lui suffit pour considérer qu'il a prouvé la large diffusion d'une opinion erronée et d'une déformation volontaire de la réalité. Jamais il ne s'interroge sur les conditions d'apparition de cette relecture, jamais il ne cherche à mettre en évidence les évolutions qu'elle a pu subir, ni son écho réel dans l'actualité. Les lieux communs lui semblent universels, invariables dans le temps, dans l'espace, et dans la société; or c'est exactement le contraire. Une telle superficialité contraste avec la profondeur des travaux scientifiques de plus en plus nombreux sur l'histoire des « lieux de mémoire ». Un exemple parmi d'autres : la consultation des travaux de Christian Amalvi lui aurait évité des contresens sur la mémoire de la croisade contre les Albigeois, dont la légende noire a été élaborée au XIXe s. par le régionalisme conservateur naissant, et non par l'anticléricalisme.
C'est que J. Sévillia s'en tient pour chaque point à l'explication lapidaire qu'il suggère en avant-propos, sans l'expliciter: il y rapprochait (p. 13), l'influence passée de l'école marxiste dans l'Education nationale (en omettant de préciser que ce courant ne dominait pas une institution mais une discipline) des traces qu'elle y aurait laissées, et du vote à gauche au premier tour de la présidentielle de 2002 de la grande majorité du corps professoral (au sein duquel il aurait dû isoler les enseignants d'histoire, seuls visés par ses propos). Son parcours supposé de lieux communs historiques devient par ce biais un prétexte pour instruire le double procès de la pensée de gauche dans la science historique, et des professeurs du secondaire censés la véhiculer. On cherche en vain la dénonciation des « légendes ayant cours à droite » dont l'annonce (p. 15) ne sert qu'à masquer l'absence de réelle réflexion critique.
L'auteur prétend confronter dans un second temps le lieu commun avec les conclusions des chercheurs. Or de telles mises au point supposent un minutieux travail de repérage: il faut identifier les ouvrages rigoureux les plus récents, et surtout déterminer leur apport à l'historiographie. Il fait au contraire preuve dans ces pages d'une stupéfiante méconnaissance de la littérature spécialisée, l'indigence de sa bibliographie en témoigne. Ses lacunes, également: il consacre ainsi un chapitre à la féodalité sans citer le nom de Dominique Barthélemy, un autre à l'Affaire Dreyfus sans avoir consulté les travaux de Pierre Pierrard. Il ne parvient pas à distinguer les ouvrages scientifiques, où l'auteur démontre ses hypothèses à l'aide d'une réflexion étayée sur des exemples issus de l'exploitation des sources, des travaux ne répondant pas à ces critères--ainsi ceux de Régine Pernoud, malgré sa formation, son talent littéraire et son audience--, voire de mystifications--comme l'opuscule d'Armand Israël sur l'Affaire Dreyfus (cité p. 268).
S'en tenir à la lecture superficielle d'un titre le conduit parfois à d'amusantes confusions. La tenue d'un colloque du CNRS visant à évaluer le poids de la surdétermination ecclésiastique des sources sur la lecture du Moyen Âge, intitulé de manière provocatrice « Le Moyen Âge a-t-il été chrétien? », ne signifie pas que les chercheurs ignorent Lucien Febvre et affirment l'existence d'un Moyen Âge non religieux (p. 34). De même, la constitution d'un « dossier noir de l'Inquisition » dans L'Histoire, une revue de vulgarisation animée par des spécialistes, n'est pas une pièce à charge, mais indique que l'on y trouve justement, avec les tableaux anticléricaux de Jean-Paul Laurens, une réflexion sur la construction de cette légende noire au XIXe s. (p. 61). En somme, ses bilans historiographiques atteignent tout juste le niveau de médiocres étudiants en premier cycle d'histoire.
La troisième étape de son discours, censée dresser le bilan commenté de la confrontation du topos avec la réalité historique, est encore plus consternante. Les raccourcis y sont légion, et l'auteur y déforme considérablement les propos tenus par les authentiques spécialistes, lorsqu'il les cite. Il juge les faits, en fonction de ses valeurs--donc en péchant par anachronisme--et lorsque ce jugement est négatif, il désigne des coupables: ainsi de la Commune, une « tragédie » dont il impute l'entière responsabilité aux communards (« dont l'utopie était porteuse d'une violence », écrit-il p. 202) pour en dédouaner complètement le gouvernement Thiers. Il propose ainsi sa propre lecture, extrêmement subjective, voire tout à fait fantaisiste puisqu'il va jusqu'à affirmer p. 264 que « le capitaine Dreyfus aurait pu être antidreyfusard » ! Par ce procédé, il élabore à son tour l'une de ces mythologies qu'il prétendait dénoncer un peu plus tôt.
Ce serait faire offense à J. Sévillia que de supposer qu'il en est arrivé là par pure incompétence. De fait, ce livre obéit bien à une logique, celle qu'il insinue en avant-propos et ne formule qu'en conclusion: il s'évertue à montrer que « la légende dorée de la gauche française se fonde sur des moments paradigmatiques [.] dont la reconstitution est tronquée, afin d'écarter ce qui gêne. Sa légende noire est bâtie de même. » (p. 435). En fin de compte, il cherche à saper les fondements identitaires de la gauche en attaquant ses lieux de mémoire.
Je n'ai aucune prévention contre cet objectif : je lui reconnais bien volontiers ce droit de prendre parti qu'il revendique en introduction. En revanche, la manière me paraît particulièrement choquante. Quel besoin avait-il de dissimuler son pamphlet sous un vernis scientifique? Je conçois que des impératifs commerciaux puissent imposer un titre et une quatrième de couverture aguichant le lecteur. Mais il s'accroche obstinément à cette légitimité au fil des chapitres, jusqu'en conclusion où il gratifie le lecteur de réflexions sur la distance qui sépare l'histoire de la mémoire (p. 436). Or il n'a pas fait ici ouvre d'histoire, de sociologie, ni de journalisme. Il s'est avancé sur le terrain de la pure polémique politique, tout en prétendant dénoncer le genre de manipulations auxquelles précisément il se livre. Cette tentative de camouflage confine à la malhonnêteté intellectuelle et nuit gravement à la lisibilité de l'histoire pour le grand public.
Souhaitons qu'à l'avenir J. Sévillia parvienne à mesurer à quel point « l'historien doit mesurer le poids subtil des nuances » et ne pas « [réduire] tout à l'affrontement binaire du Bien et du Mal [.] réinterprétés selon la morale d'aujourd'hui » pour obéir au « politiquement correct » (p. 12), qu'il soit de droite ou de gauche,
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