Evelyne Cohen. Paris dans l'imaginaire national de l'entre-deux-guerres. Paris: Publications de la Sorbonne, 1999. 396 pp. 210 FF (cloth), ISBN 978-2-85944-366-5.
Reviewed by Claire Zalc (Universite Francois-Rabelais Tours)
Published on H-Urban (March, 2000)
Dans cet ouvrage, tir de sa thse soutenue en janvier 1996, Evelyne Cohen s'attaque a un monstre sacre : Paris dans l'entre deux guerres, enorme morceau d'histoire qui fait pourtant curieusement figure de terrain encore peu defriche. L'ambiguite de la periode, cet " entre deux " situe apres la Belle Epoque parisienne, tant evoquee ces derniers temps [1], mais avant la Seconde guerre mondiale, explique peut-etre ces lacunes. Le projet d'Evelyne Cohen n'en est que plus ambitieux. Le parti pris methodologique est explicite d'emblee : il s'agit d'aborder l'histoire de Paris sous l'angle des images et des representations de la capitale, entreprise inspiree, peut-etre meme initiee, par la lecture des Lieux de memoire, auxquels l'auteur fait largement reference, et par le travail sur les representations de Marianne publie par Maurice Agulhon, qui preface d'ailleurs le livre.[2] Comme on peut s'y attendre, les sources sont abondantes : Paris a suscite de tres nombreuses productions et l'auteur ne se limite pas aux sources classiques de l'histoire des representations. Certes, elle utilise de nombreux ecrits litteraires portant sur la capitale, en privilegiant les romans francais et americains - sans oublier quelques ecrits de refugies russe (N. Berberova), allemand (S. Zweig) ou hongrois (J. Foldes)- mais elle s'appuie egalement sur l'iconographie (photographies, tableaux) ainsi que sur des sources imprimees plus originales, en particulier les guides de tourisme, et sur des ecrits de politiques et de penseurs de la ville (administrateurs, urbanistes et architectes). Evelyne Cohen pretend ainsi croiser les regards portes sur Paris afin de deconstruire le mythe parisien, pour comprendre ce que Paris represente, ce qui fait Paris entre les deux guerres. Les enjeux nationaux impriment leurs marques sur la capitale en investissant symboliquement la geographie parisienne. L'evocation de quelques unes des grandes celebrations nationales qui ont lieu a Paris entre les deux guerres amene l'auteur a dresser une typologie des attributs symboliques des monuments de la capitale, mis en scene lors des differents rituels deambulatoires. L'interet de la demarche est accentue par la publication d'etudes similaires portant sur d'autres capitales europeennes, mais dont certaines, trop recentes, sont ignorees par l'auteur.[3]
A Paris, les commemorations du souvenir de la Grande Guerre accompagnent la construction d'un itineraire type de la manifestation de rassemblement national (defile de la Victoire du 14 juillet 1919 ou funerailles des marechaux Foch et Joffre), autour de la triade Arc de Triomphe-Notre Dame-Invalides. Au contraire, les moments de crise (fevrier 1934) mettent en scene une polarisation contrastee de l'espace parisien entre la droite, campee au centre et a l'ouest, la ou se concentrent les lieux symboliques du pouvoir (Elysee, Palais Bourbon ou Hotel de Ville), et la gauche, accrochee a l'est, qui defile le 12 fevrier 1934 entre la Republique et la Nation, trajet de manifestation promis a un bel avenir. Les partis de gauche trouvent cependant de plus en plus d'electeurs a l'exterieur de Paris, dans la " ceinture rouge " qui s'affirme alors que l'agglomeration s'agrandit.
En un siecle, la population du " Grand Paris " a ete multipliee par six et cette croissance motive les metaphores d'une ville menacante, pieuvre tentaculaire devorant ses environs dont l'enormite genere les pathologies urbaines traditionnellement denoncees par les administrateurs de l'agglomeration : surpeuplement, insalubrite, stress. Aux images d'une ville qui fait peur, Evelyne Cohen oppose les attraits de la capitale, en particulier pour les migrants : en 1931, un habitant du departement de la Seine sur deux est ne a l'exterieur du departement. Migrants provinciaux, tout d'abord, qui s'organisent a Paris comme autant de petites patries, autour de filieres professionnelles, de pratiques de sociabilite et de territoires partages, dont la visibilite s'accroit entre les deux guerres a mesure que l'audience du regionalisme progresse. Migrants etrangers ensuite, qui se dirigent vers la " ville des droits de l'homme ", attires par l'offre de travail, d'arts, de culture et de plaisirs mais egalement a la recherche d'un refuge, d'une terre d'asile. L'importance et la diversite des communautes etrangeres ont souvent suscite la comparaison de la capitale a une nouvelle Babel.[4] Capitale des libertes, Paris se presente aussi comme une ville xenophobe, tiraillee entre l'ouverture au monde, necessaire pour preserver son rang international, et la tendance au repli sur soi, au rejet de l'etranger, qui s'affirme avec la crise des annees trente.
Pourtant le developpement et l'institutionnalisation du tourisme transforment la valorisation internationale de Paris en enjeu economique, politique et strategique. Le depouillement de la quasi-totalite des guides de tourisme consacres a Paris permet a l'auteur de commenter cette architecture reflechie de l'image de [la ville] " (p. 111) en traçant les lignes de son evolution. L'etude fine et précise des titres des guides, des itineraires proposes aux touristes, de l'ordre de description des visites, des lieux mentionnes et oublies, constitue l'une des parties les plus interessantes de l'ouvrage. L'auteur montre le deplacement des frontieres de la capitale : la banlieue devient partie integrante d'un " grand Paris " et acquiert, ce faisant, un interet touristique : dans son edition de 1937, le Guide Bleu encourage meme le touriste a se rendre en banlieue. L'est de la capitale reste certes neglige par la plupart des guides, focalises sur les monuments de l'Ouest parisien. Mais la hierarchie monumentale evolue entre les deux guerres: aux attributs typiques de la dimension sacree et religieuse du pouvoir parisien, valorises au debut des annees vingt (Notre-Dame, le Louvre, la Concorde), la Grande Guerre adjoint les emblemes patriotiques du souvenir (Arc de Triomphe, Invalides). Les criteres d'appreciation esthetique se transforment et la Tour Eiffel, seul monument authentiquement republicain de l'Ouest parisien, appreciee pour la prouesse technique qu'elle represente en 1919, s'impose progressivement comme le symbole de la modernite et en vient a figurer non seulement Paris, mais la France, au moment ou elle perd de sa superbe altitude (concurrencee par les gratte-ciel new-yorkais). " Symbole de Paris, de la France, ambassadeur de la France a l'etranger ", la Tour Eiffel acquiert, entre les deux guerres, la position mythique qu'elle occupe encore aujourd'hui dans l'imaginaire international (les recentes ceremonies du passage a l'an 2000 viennent de nous le rappeler). Le propos est appuye par une analyse fine et methodique de quelques representations de la Tour magnifiquement reproduites et adroitement commentees (tableaux de Robert Delaunay et de Marc Chagall mais egalement d'ouvres de peintres moins connus comme Yatoro Noguchi ou des series de photographies de la Tour, notamment les cliches de Ilse Bing). La pregnance des representations de Paris comme ville des arts, de la culture, de l'histoire et des plaisirs est mise en evidence. Seuls les guides etrangers (Dent et Bedecker) evoquent brievement les images d'un Paris au travail, occulte parles guides francais. L'analyse des trois expositions universelles qui se tiennent dans la capitale, en 1925, 1931 et 1937 constitue un autre moyen de decrypter la maniere dont Paris se donne a voir au monde. Evelyne Cohen met en valeur l'evolution des logiques de representation de la ville : en 1925, le " village francais " qui regroupe des maisons " typiques" de chaque province illustre les questionnements relatifs a la place de Paris dans une France marquee par un regionalisme en pleine expansion. En 1931, l'exposition coloniale, situee pour la premiere fois a l'est de la capitale, semble figurer la conquete de contrees hostiles, a l'echelle de l'espace parisien. L'immense succes populaire rencontre par l'evenement, qui draine pres de huit millions de visiteurs, contribue a donner a Paris une stature internationale. Quant a l'exposition de 1937, elle illustre les contradictions des temps de crise, faisant bon accueil au pavillon nazi et accueillant les innovations des sciences et techniques. Paris brille encore de mille feux entre les deux guerres, meme si le faste et l'enthousiasme de la Belle Epoque ont laisse place a un sentiment plus contraste. Neanmoins, l'importance du corpus qu'Evelyne Cohen passe en revue temoigne d'une fascination intacte pour la ville-lumiere.
Fascination qui s'exerce avant tout sur les elites intellectuelles, necessairement privilegiees par le prisme d'une histoire des representations. La ville apparait sous la double tutelle de l'histoire et de la modernite ; Paris, " symbole de l'identite et de l'unite nationale en actes " (Paul Valery), est frequemment personnifie (e), sous les traits d'un homme quand il represente un centre de pouvoir ou, plus frequemment, d'une femme, qui figure les plaisirs et suscite les declarations d'amour. La tension entre le " charme campagnard " et le rayonnement international de la capitale structure les recits litteraires qui semblent neanmoins privilegier les attributs culturels de la capitale (mais n'est-ce pas logique dans un corpus produit par les elites intellectuelles, promoteurs " naturels " des valeurs culturelles ?) La cartographie mentale du Paris des elites est construite autour de poles distincts. L'opposition politique dresse le Quartier latin, port d'attache des jeunes de l'Action francaise, contre Montparnasse, terre d'election des nombreuses avant-gardes artistiques, refugies et bohemes, et veritable pole de creation du Paris de l'entre-deux-guerres. Montmartre, sur le declin, reste apprecie comme lieu des plaisirs parisiens. Mais ce sont dans les beaux quartiers de la rive droite que les intellectuels mondains, survivants de la noblesse mecene, tiennent salon. Dans leur geographie, les elites negligent les quartiers populaires de l'est et du nord, a l'exception notable de certains ecrivains d'extreme droite qui, a l'image d'un Leon Daudet observant le quartier de Menilmontant ou d'un Brasillach se promenant dans le quinzieme arrondissement, expriment, a l'egard du " petit peuple de Paris ", une fascination nostalgique empreinte de mepris et de haine raciale. Quant aux surrealistes, ils sont surtout attires par l'energie deployee par les foules des grands boulevards. Evelyne Cohen mentionne egalement les initiatives de " rencontre " des quartiers populaires menees par un groupe de jeunes intellectuels de droite, les Equipes sociales, admirateurs des conceptions urbanistiques mises en ouvre dans les colonies francaises par le marechal Lyautey. Mais les descriptions litteraires des Parisiens ne parviennent pas a se defaire des cliches typiques, et le peuple de Paris apparait, finalement, plutot mal connu des elites. Quant a la banlieue, elle reste encore quasi terra incognita jusqu'a la fin des annees vingt, ses rares apparitions dans les recits s'effectuant sous les traits d'une zone menacante et hostile. 1932 constitue une date charniere puisque l'adoption de la loi qui reconnait l'existence de la " region parisienne " coincide avec l'obtention, par Celine, du prix Renaudot pour Voyage au bout de la nuit, roman avec lequel la banlieue fait irruption dans l'espace litteraire. Le recit de Celine reste cependant un cas isole et les intellectuels s'arc-boutent pour la plupart sur un Paris limite a l'espace enceint par les fortifications, alors que celles-ci disparaissent du paysage parisien.
La demolition des fortifs, entre 1919 et 1930, s'accompagne de l'eclosion d'une pensee du phenomene urbain, promue par de nouvelles elites, situees a mi-chemin entre le monde des politiques et celui des artistes : les urbanistes. Le metier se professionnalise entre les deux guerres avec la creation, en 1919, de l'ecole des hautes etudes urbaines ; il s'institutionnalise grace a la mise sur pied de comites techniques charges d'accompagner les mesures legislatives sur le logement, en 1928 et en 1932 principalement (ainsi du Comite superieur d'amenagement de la region parisienne). Mais deux courants s'opposent. D'une part, l'ecole dite evolutionniste, derriere Marcel Poete et la Societe francaise des Urbanistes creee en 1932, concoit l'amenagement de l'agglomeration en termes d'extension par cercles concentriques : elle propose la creation de cites satellites dans la region afin de decongestionner la zone. D'autre part les progressistes, Le Corbusier en tete, qui s'opposent a la dissolution de la centralite parisienne et pronent l'abolition des frontieres entre Paris et sa banlieue. En vain : la demolition des fortifications ne s'accompagne pas d'une ouverture de l'espace parisien : au contraire, la ville se retranche derriere les barres d'HBM (habitations a bon marche), qualifiees de "poils sur la ceinture " par Le Corbusier, qui surgissent de terre, comme pour figurer materiellement une cesure qui se creuse entre Paris et la banlieue, cesure renforcee par l'opposition politique. La construction d'une " ceinture rouge " accentue la dimension concentrique des representations de l'espace parisien dans les mentalites, marquees par la rupture entre Paris " intra-muros " et sa peripherie.
La tonalite qui predomine dans le Paris de l'entre-deux-guerres evoque par Evelyne Cohen, est toute en contrastes, en oppositions, en clivages. Les dualites se superposent, Paris-provinces, Paris-etrangers, Paris-banlieue mais egalement rive droite-rive gauche, Est-Ouest, autant de couples faits d'attirances et de repulsions, d'accords et de desaccords dans des histoires d'amour parfois contees comme telles par l'auteur, qui releve fierement le defi d'une histoire des representations s'accommodant necessairement d'une dimension affective. Cependant l'ouvrage ne se defait pas des defauts inherents a une telle entreprise. La diversite des sources etudiees n'empeche pas la preponderance des sources ecrites, qui parait regrettable. Le lecteur reste sur sa faim en ce qui concerne les representations de Paris dans le cinema, mais egalement dans la caricature ou dans la publicite, secteurs pourtant en plein essor de l'entre-deux-guerres et on s'interroge parfois sur les modalites qui ont preside au choix du corpus. Surtout, l'analyse des images et de representations neglige souvent de situer socialement les regards, de rappeler les contraintes sociales qui orientent non seulement les discours mais les jugements esthetiques. Les differents points de vue sur la ville se superposent sans que soit veritablement posee la question des liens et des influences a l'ouvre entre ces differents regards, entre ces differents milieux.
Notes
[1]. Voir en particulier, Christophe Prochasson, Paris 1900, essai d'histoire culturelle, Paris: Calmann Levy, 1999, 348 p
[2]. Pierre Nora (sous la direction de), Les lieux de memoire, 3 tomes, Paris: Gallimard, 1984-1992. Maurice Agulhon, L'imagerie et la symbolique republicaines de 1789 a 1914, Paris: Flammarion, 1979 et 1989.
[3]. Ainsi de l'etude de Catherine Brice, Le Vittoriano : monumentalite publique et politique a Rome, Rome: Ecole francaise de Rome, 1998, 439 p.
[4]. Andre Kaspi et Antoine Mares (sous la direction de), Le Paris des etrangers depuis un siecle, Paris: Imprimerie nationale, 1989, 406 p.
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Claire Zalc. Review of Cohen, Evelyne, Paris dans l'imaginaire national de l'entre-deux-guerres.
H-Urban, H-Net Reviews.
March, 2000.
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