Carmen Bernand. Histoire de Buenos Aires. Paris: Fayard, 1998. 432 p. ISBN 978-2-213-59865-9.
Reviewed by Marie Danielle Demelas-Bohy (Centre Interuniversitaire de Calcul de Toulouse)
Published on H-Urban (February, 1999)
L^Òune des cités contemporaines les plus complexes et peuplées n^Òaura été, pendant la plus longue partie de son histoire, qu^Òune bourgade, un méchant port, un point de rencontre fragile entre des flux atlantiques et un arrière-pays sans bornes. Pour retracer les étapes de cette croissance, Carmen Bernand a choisi le parti-pris de l^Òappartenance à un quartier et à un morceau du passé de Buenos Aires qu^Òelle revendique, et c^Òest peut-être moins une histoire qu^Òune mémoire de cette ville qu^Òelle a bâtie. Le ton est donné en prélude des retrouvailles de l^Òauteur, après deux décennies d^Òune absence forcée, avec sa ville natale, avec des lieux dont le dessin et les sensations qu^Òils réveillent constituent cette perception de l^Òurbain, cette subjectivité que revendique Carmen Bernand. Cette Histoire de Buenos Aires mêle donc au bilan de recherches produites récemment par les historiens le regard de l^Òanthropologue qu^Òest l^Òauteur, professeur à l^ÒUniversité de Paris X, et les souvenirs, le regard, de la jeune 'Porteña' qu^Òelle fut.[1] Le résultat en est heureux. L^Òouvrage s^Òorganise en quatre parties, autant d^Òépoques du développement de la cité. Sous le signe des 'fondations', la ville a mis plus de deux siècles à affirmer son rang ; capitale d^Òune république indépendante, elle voulut offrir l^Òimage de la 'civilisation contre la barbarie' ; à partir des années 1880, l^Òimmigration massive et la richesse bientôt venue en firent la 'reine du Plata' ; enfin, le chaos politique qui s^Òy établit au cours des dernières décennies la transforma en lieu d^Òune 'barbarie' inédite et inimaginable. Les débuts de Buenos Aires furent laborieux. La villes connut deux créations, l^Òune par des fondateurs venus de l^ÒAtlantique, bientôt décimés par les Indiens, l^Òautre en tant que colonie d^ÒAsunción du Paraguay. Ce qui représente, pour toute cité hispanique, le titre d^Òune noble naissance, la charte de fondation, n^Òa jamais été trouvée. Fort probablement, Buenos Aires est née sans rite, à la sauvette. Un fortin, une plage, quelques cabanes sur un bout de territoire parcouru par les Indiens pampas. L^Òune de ces villes nomades dont l^Òurbanisation hispanique a été prodigue entre le XVIe et le XVIIIe siècles et auxquelles le géographe Alain Musset a consacré des recherches originales.[2]
Malgré sa piètre apparence, la ville draine des richesses "les troupeaux de l^Òintérieur et la ^Ñyerba mate^Ò", et génère des profits de commerces licites comme de la contrebande. Déjà, son peuplement est mêlé, Espagnols de diverses provinces qui parlent basque ou galicien, Portugais, Français et Britanniques, Indiens et métis, esclaves ; au début du XIXe siècle, Buenos Aires est, pour un tiers, peuplée de descendants d^ÒAfricains. L^Òouverture vers le large tout autant que l^Òéloignement des centres de pouvoir ont accoutumé les membres de la cité (les 'vecinos') à revendiquer leur droit à décider du bien commun. Quant survient l^Òépreuve du feu qui, par deux fois, en 1806 et 1807, démontre la capacité des milices de 'Porteños 'à repousser, seules, les tentatives britanniques de conquête, la ville est prête à jouer le rôle de capitale de la révolution d^Òindépendance à l^Òéchelle de l^ÒAmérique du Sud. Pendant près de vingt ans, la cité bouillonne de débats d^Òidées et du conflit des partis, comme pouvait l^Òêtre Paris révolutionnaire. Puis, à partir de la dictature de Rosas (1835-1852), Buenos Aires connaît le paradoxe de laisser triompher 'l^Òestancia' des valeurs citadines. La cité des marchands cosmopolites est alors dominée par une faction d^Òéleveurs incultes et violents, se réclamant du catholicisme le plus conservateur.
Aux partis, aux journaux, aux cafés que la cité avait découverts en 1810, s^Òajoutèrent d^Òautres innovations moins heureuses de la modernité politique : l^Òinstitution du contrôle des esprits et la formation de milices partisanes. La dictature de Rosas avait été posé les bases d^Òun terrorisme d^ÒÉtat. Mais celles-ci furent oubliées pour un siècle, pendant lequel la République argentine établit enfin son unité (Buenos Aires ne devint la capitale de l^ÒÉtat fédéral qu^Òen 1880) et la ville acquit l^Òimage qu^Òelle a gardé depuis, passant de 50 000 habitants à cinq millions. C^Òest alors que le paysage urbain se forme, ainsi que sa culture : une apparence parisienne pour le coeur de la cité et de grandes artères menant vers des quartiers qui vivent d^Òune vie propre, base de l^Òidentité de chaque 'Porteño'. Une vie politique, sociale, culturelle et artistique intense, presse, cafés, théâtres, bohème, bordels, tango. La dernière époque de la ville voit apparaître l^Òarmée comme acteur principal de la vie politique. Dès 1930, comme dans un grand nombre d^ÒÉtats latino-américains, un coup d^ÒÉtat militaire met fin au gouvernement constitutionnel et place l^Òarmée au pouvoir, rôle dont elle ne se départira plus que pour celui d^Òarbitre. La première présidence de Juan Perón (1946-1955) parvient à dissoudre l^Òimage des chars et des casernes dans les manifestations de masse, dans des formes nouvelles de la mobilisation politique dans laquelle ce populisme bifrons est passé maître : Perón pour l^Òaffirmation de la force, Evita pour les pauvres et la revanche des humiliés. La rupture du régime avec les intellectuels et les artistes, dont les oeuvres avaient modelé une part de la cité, est alors consommée.
Deux décennies plus tard, une junte militaire succède à l^Òéphémère retour de Perón, fondé sur des malentendus lourds de conséquences. Et c^Òest une génération séduite par des idéaux révolutionnaire, une jeunesse qui ne se conforme plus aux modèles des aînés, que le régime militaire entreprend de réduire au silence par la terreur, la torture et la mort. La cité bruissante et bavarde, bigarrée et inventive, ferme ses cafés devenus suspects, et perd ses journaux interdits. Le retour à des formes d^Òexpression démocratique, après le départ des militaires déconsidérés par l^Òopération des Malouines, survient dans une conjoncture de crise économique. L^Òamnésie officiellement décrétée, de même que la disparition brutale du welfare state, contribuent à l^Òatomisation de la vie citadine qui se replie désormais sur l^Òunité constituante de la cité, le quartier. Pareillement éclatée, la ville est-elle encore une ? Dans ce long parcours historique, brièvement résumé, Carmen Bernand a pris le temps de quelques pauses et de chemins buissonniers. Son itinéraire devient parfois nonchalant, se plaît à l^Òanecdote, à la légende. L^Òauteur puise dans des fonds d^Òarchives des informations curieuses, épingle le 'petit fait vrai', qui n^Òest pas toujours représentatif, mais bien suggestif, selon un procédé qui évoque celui de l^Òhistorien Theodore Zeldin (Histoire des Passions françaises). Le lecteur cherchera en vain des informations suivies sur la forme de la ville, ses dessins successifs, ses cicatrices, ses artères, ses déchets. Le cahier central d^Òillustrations est de qualité moyenne, les plans font défaut, ou suscitent la perplexité (ainsi celui de la p. 34). Mais ces oublis se sont effectués au profit du témoignage et du souvenir de certains de ceux qui ont peuplé depuis quatre siècles Buenos Aires. La lecture de cet ouvrage incite à des références poétiques plutôt qu^Òà des traités d^Òurbanisme, et le livre refermé, c^Òest à Pasternak plutôt qu^Òà Le Corbusier (qui projeta de remodeler Buenos Aires) qu^Òon cède le dernier mot : ' Ainsi donc, moi aussi j^Òavais été touché par cette grâce. Moi aussi, j^Òavais eu le bonheur de découvrir que l^Òon peut, jour après jour, avoir rendez-vous avec un morceau d^Òespace bâti comme si c^Òétait une personne vivante'.[3]
Notes:
[1]. Porteño (a) désigne l'habitant du "port", c'est-à-dire de Buenos Aires. Le terme désigne aussi, dans le contexte argentin, le gars de la capitale face aux provinciaux (avec la même connotation critique que "parigot" pour désigner les Parisiens en France).
[2]. "Le déplacement des villes en Amérique hispanique", Villes en parallèle, n° 25, 1997,p. 179-202.
[3]. B. Pasternak, 'Sauf-conduit', Oeuvres Paris : Bibliothèque de la Pléiade, p. 596.
Copyright (c) 1999 by H-Net, all rights reserved. This work may be copied for non-profit educational use if proper credit is given to the author and the list. For other permission, please contact H-Net@h-net.msu.edu.
If there is additional discussion of this review, you may access it through the network, at: https://networks.h-net.org/h-urban.
Citation:
Marie Danielle Demelas-Bohy. Review of Bernand, Carmen, Histoire de Buenos Aires.
H-Urban, H-Net Reviews.
February, 1999.
URL: http://www.h-net.org/reviews/showrev.php?id=2780
Copyright © 1999 by H-Net, all rights reserved. H-Net permits the redistribution and reprinting of this work for nonprofit, educational purposes, with full and accurate attribution to the author, web location, date of publication, originating list, and H-Net: Humanities & Social Sciences Online. For any other proposed use, contact the Reviews editorial staff at hbooks@mail.h-net.org.