
Elisabeth Crouzet-Pavan. Venise: une invention de la ville, XIIIe-XVe siecle. Paris: Champ Vallon, 1997. 220 p. ISBN 978-2-87673-254-4.
Reviewed by Michel Hebert (Université du Quebec àMontréal)
Published on H-Urban (April, 1998)
Invention of Venice
Auteur d'une these remarquee sur les derniers siecles du Moyen Age venitien (^ÑSopra le acque salse'. Espaces, pouvoirs et societe a Venise a la fin du Moyen Age. 2 vol., Rome, Ecole francaise de Rome, 1992) et de nombreux articles sur cette ville dont elle scrute le destin depuis une bonne quinzaine d'annees, Madame Crouzet-Pavan (professeur a l'Universite de Paris-IV Sorbonne) nous offre maintenant un petit ouvrage de lecture facile, centre encore une fois sur Venise mais dans un registre original. Par sa forme, l'ouvrage se presente comme une collection d'articles deja publies en d'autres lieux, conformement a une pratique de plus en plus courante chez les historiens (la liste en est donnee en page 14).
Mais la presentation en est originale. En effet, loin de simplement juxtaposer les textes repris tels quels, elle les integre en un agencement nouveau, ajoutant par ci, retranchant par la, soignant les transitions de facon a gommer le plus possible l'aspect heteroclite que prennent souvent les recueils d'articles offerts en reimpression. Ces retouches sont bienvenues, elles facilitent la lecture continue et donnent une coherence plus que de forme a l'ensemble. Elles amenent cependant une des faiblesses intrinseques a la demarche : la repetition du propos en devient parfois agacante. Propre a ce genre de morceaux choisis, les redites sont souvent inevitables. Dans un recueil d'articles conventionnel, elle gene peut-etre moins dans la mesure ou le lecteur comprend spontanement la necessite pour l'auteur d'amener ses hypotheses ou de contextualiser son propos dans chacun des articles publies a l'origine dans des lieux et pour des publics differents. A l'occasion du travail de reecriture auquel s'est livre Madame Crouzet-Pavan, une bonne partie des repetitions potentielles a pu etre evitee mais subsistent ici et la, chez le lecteur, des impressions de « deja lu ».
Ce livre, par ailleurs, est efficace. Loin de se vouloir une nouvelle synthese historique sur l'une des villes qui ont le plus attire et fascine des generations d'historiens (pas seulement medievistes), il privilegie une approche tres particuliere, fondee sur l'image et les representations de la ville. Proche de l'histoire des mentalites, ou plutot de l'histoire culturelle dirions-nous maintenant, le regard que porte Elisabeth Crouzet-Pavan sur la Venise des derniers siecles du Moyen Age (et surtout du XVe) est volontairement selectif. Rien dans cet ouvrage sur l'histoire du commerce venitien, rien sur les constructions navales et la guerre, rien non plus sur les institutions politiques pourtant si etroitement associees au mythe venitien. En revanche, l'auteur nous amene a scruter parfois a la loupe tout ce qui constitue l'image, le modele, la representation de la ville. Le titre peut preter a confusion et l'auteur s'en explique a la fois en introduction et en conclusion (p. 307-308) : ce n'est pas un essai sur l'invention a Venise d'une quelconque modele de la ville medievale mais plutot une tentative de reconstruire l'invention a Venise et (surtout) par les Venitiens de cette ville en particulier, qui est la leur. Le livre ne propose pas un archetype et ne cherche pas absolument a trancher entre singularite et generalite du modele propose. Par bien des aspects en effet, Venise est une ville comme toutes les autres villes italiennes ou occidentales de la meme epoque; par d'autres, elle est tout a fait singuliere. Mais les Venitiens la vivent comme une ville, leur ville, et c'est cette culture urbaine que l'auteur traque partout ou elle peut la retrouver.
Fort bien ecrit et de lecture toujours agreable, le livre propose une exploration de l'univers urbain en trois temps : la ville et son milieu (« Scenes d'une cite en mouvement », p. 5-131), les Venitiens dans leur espace urbain (« Des hommes en scene », p. 133-218) et la ville telle qu'on l'ecrit (« Mises en scene de la ville », p. 219-304). A bon droit, les metaphores theatrales y abondent (« jeu », « scene », « unites de temps », etc.) puisque l'ouvrage tout entier explore la dialectique du reel et de ses representations, non seulement dans l'ecriture sur la ville (releguee en troisieme partie) mais aussi dans l'amenagement de l'espace urbain dechiffre comme un « decor » et dans les comportements des Venitiens etudies comme un « jeu ».
Le decor de Venise, c'est la lagune, c'est-a-dire de l'eau et de la boue. Le defi des habitants dans la tres longue duree est de faire exister ce lieu. Lutte continuelle contre l'ensablement, construction de digues, creusement et recreusement de canaux : le site de Venise est amenage ou il n'est point. Voila certes une originalite profonde qui conditionne l'imaginaire venitien. Au fil des siecles apparaissent des lieux specialises : l'ile de Murano, ou se fixent les verriers mal acceptes a Venise en raison des risques d'incendie, le port dont l'articulation structurante avec le Rialto par la voie du grand Canal se met en place a la fin du Moyen Age, l'Arsenal enfin, joyau de la cite, protege et amenage par des generations d'ediles conscients de son importance unique dans le destin economique et militaire de la ville. A travers ces constructions et ces amenagements s'ordonne deja une perception de l'espace. D'abord, l'espace venitien n'est pas clos au sens ou toutes les villes du bas Moyen Age sont etroitement circonscrites par le trace de leurs enceintes successives. L'enceinte de Venise, c'est la lagune qu'elle amenage, defend, soumet a son autorite plus encore que la Terre Ferme. Une territorialite moins evidente peut-etre qu'ailleurs mais non moins apprehendee pour la securite et la prosperite de ses habitants. En second lieu, ce decor manifeste a la fois chez les fonctionnaires urbains et chez les particuliers, une quete du Beau. Reglements d'urbanisme et arbitrages entre proprietaires riverains convergent ici. Le tissu bati s'ordonne (alignements de facades, construction de gouttieres) en vue d'atteindre un equilibre entre le prive et le public, en vue aussi de manifester a travers cet ordre une certaine idee de la beaute de la ville. Enfin, troisieme remarque importante concernant la perception venitienne du decor urbain, la ville entretient un rapport particulier avec la duree, voire avec la mort. Nee de l'effort humain, elle se nourrit continuellement de cet effort et son ecosysteme est continuellement en peril. Le discours d'ordre pousse jusqu'a la sclerose qui caracterise ses institutions, l'inscription legendaire dans une tres longue duree (Venise a elle aussi son « mythe troyen »), tout cela contribue a affirmer et reaffirmer continuellement l'idee d'une victoire sur la nature et sur les eaux et a consolider l'image d'un triomphe venitien.
Les hommes et les femmes qui peuplent cette ville la « jouent » egalement, en une « semiotique de l'action » (p. 135) que l'auteur cherche a comprendre en deuxieme partie. Trois figures de ce jeu sont abordees ici en autant de chapitres. D'abord, les cadres spatio-temporels de la vie venitienne font l'objet de fines analyses. On ne s'en etonne guere, compte tenu du nombre et de l'importance des etudes des vingt dernieres annees sur l'apprehension du temps et de l'espace a differentes epoques et dans differents groupes sociaux. Que le temps venitien soit scande par des cloches publiques puis par les nouvelles horloges mecaniques ne nous surprend guere. En cela elle appartient a son temps. Mais l'amenagement au coeur economique de la cite (le Rialto vecchio) d'une colonnade centrale ornee de fresques celebrant la preeminence du commerce venitien, completees par une mappemonde et recevant la premiere horloge urbaine montre bien la volonte marchande et citadine d'apprehension symbolique de l'espace-temps dans ses parametres les plus nouveaux. Quant a l'apprehension de l'espace a l'echelle plus locale (la rue, le quartier, la maison), les Venitiens « ordinaires » ne manifestent guere d'originalite par rapport a ce que l'on a pu etudier a travers les memoires urbaines ou les memoires paysannes de la meme epoque, a Florence,[1] en Provence[2] ou en Languedoc[3] : confinees a une experience de vie specifique, variables selon le niveau d'education, le milieu d'appartenance ou le sexe. Ainsi, les femmes decrivent un espace generalement plus proche, centre sur la maison. L'enquete ici aurait peut-etre gagne a analyser de plus pres les interactions entre le discours oral et la mise par ecrit qui nous le conserve. L'emploi du discours direct ou du discours indirect dans les textes, le passage de la deposition orale (vernaculaire) a sa consignation par ecrit (associant vernaculaire et latin), dans les sources utilisees, paraissent riches d'enseignements potentiels. Dans un second chapitre, deux etudes convergentes, l'une sur la nuit, l'autre sur les jeux, montrent bien l'importance des definitions legales de l'espace-temps dans la police urbaine. La nuit, surveillee par les «Seigneurs de la nuit », acquiert une dimension particuliere puisque la circulation y est limitee et que les peines y sont generalement doublees. C'est le moment de la definition d'une peur et d'une mefiance qui paraissent s'amplifier au cours du XVe siecle (en parallele avec un controle plus vigilant et un discours plus sensiblement empreint de la peur de la violence nocturne). Quant au jeu (de hasard), plutot que de tenter de l'interdire totalement, la commune le circonscrit a un lieu clairement identifie, pour mieux l'encadrer, le controler, voire eventuellement en tirer profit, a travers les premieres manifestations du lotto etatique au commencement du XVIe siecle. Ici encore, il ne semble pas y avoir de modele venitien a proprement parler. Le souci de mesurer et de « normer » le temps et l'espace, accompagne de mesures claires de controle social (la violence, le jeu, la prostitution) sont bien caracteristiques de la culture urbaine des derniers siecles du Moyen Age. Le troisieme chapitre de cette seconde partie etudie d'une part un groupe socio-politique bien circonscrit, celui des podestats, d'autre part l'importance de la maison et du lignage. L'etude des individus d'origine venitienne qui tiennent des fonctions de podestat en Italie au XIIIe siecle (rappelons que le podestat, officier investi de pouvoirs importants dans les gouvernements communaux italiens, est necessairement etranger a la ville qui le recrute) permet a l'auteur de nuancer l'idee d'une sorte d'insularite politique de Venise a cette epoque. Les Venitiens occupent 154 charges de ce type entre 1200 et 1350, dans un engagement qui s'accentue notablement au cours de la periode. Les affaires de la mer ou de la proche Terre Ferme ne sont donc pas les seules a interesser les elites dirigeantes et l'exercice d'une charge de podestat est aisement integre dans le cursus honorum des patriciens, bien au fait des affaires politiques de la peninsule.
La troisieme partie explore les mots qui disent Venise. « La ville est histoire et texte d'histoire » (p. 221) et permet de confirmer les hypotheses de depart, sur la cite-theatre, triomphante et presque eternelle. C'est d'abord le discours des Venitiens eux-memes, rumeurs, nouvelles et placards, qui se multiplient au XVe siecle et amenent le pouvoir a desormais tenter d'exploiter rationnellement ce stock d'informations, cette « faculte de la rue a savoir, a parler, a temoigner » (p. 233). Encore qu'il reste a prouver que la multiplication des reseaux de collection d'information au XVe siecle, sur la sante publique par exemple, soit toujours a mettre en parallele avec un desir conscient de controler la rumeur ou la parole de la rue. L'auteur conclut peut-etre un peu vite ici que le systeme rationalise de la nouvelle, conjuguant la collecte de l'information et le culte du secret (voir sans etre vu, en quelque sorte ...), met en place « les dispositifs fondamentaux de l'institution du politique » (p. 235). En tout cas, Machiavel n'est pas loin ! La textualisation de Venise passe aussi par une ecriture historique propre. La comparaison avec l'historiographie genoise de la meme epoque est tout a fait eclairante. Autant a Genes, l'histoire de la ville se confond avec celle de la commune, comme en une naissance spontanee au moment de la premiere croisade, a tel point qu'il faudra toute l'imagination de Jacques de Voragine au XIIIe siecle pour lui inventer un passe plus ancien, autant a Venise le passe est complexe et s'inscrit dans la longue duree d'une historiographie continuellement enrichie. Grace a "l'apport" troyen, Venise peut revendiquer une anciennete plus grande que Rome; le theme de la migration du continent vers la lagune a l'epoque de l'invasion lombarde (VIe siecle) symbolisant quant a lui la liberte fondatrice du lieu. Les pelerins de passage (ils sont nombreux : Venise est l'etape quasi-obligee du passage vers la Terre Sainte a travers la periode), ecrivent un autre texte. Ce qu'ils voient de Venise, d'abord, ce sont les divers lieux de culte a l'interieur de la ville (ou de ses environs). Obliges d'attendre parfois plusieurs semaines l'embarquement, ils passent le temps en commencant leur pelerinage sur place. Leurs recits nomment donc, au hasard de leurs visites, les eglises et chapelles qui scandent le tissu religieux de la cite. Mais au XVe siecle, les notations que nous ont laissees les pelerins de passage sont plus structurees. Elles laissent apercevoir, plus qu'une simple « collection de reliques », un lieu total, articule autour de la basilique et de la place Saint-Marc (etonnamment peu remarques avant le dernier siecle du Moyen Age), ponctue aussi de lieux profanes, marque enfin d'une beaute particuliere. Car Venise ne renonce nullement a etre ou a devenir la ville par excellence (l'urbs), cite de Dieu sur terre. Non seulement en organisant (tardivement, au debut du XVIe siecle) un ghetto ou seront relegues les Juifs exclus de cette ville d'elus exaltes (comme ailleurs a la meme epoque) par un discours prophetique et messianique. Mais aussi en se comparant a la fois a Rome (Venise precede Rome par son anciennete), a Byzance-Constantinople (le theme d'une translatio de la nouvelle Rome vers Venise est recurrent), a Jerusalem enfin, d'autant que les pelerins du commencement des temps modernes, hesitant a poursuivre le voyage vers les Lieux Saints, s'y croient quasiment arrives : ne construit-on pas une eglise du Saint-Sepulcre apres 1483 au coeur meme de Venise?
Ce dernier exemple amene naturellement la conclusion de l'auteur. Cette invention de la ville, ce travail imaginaire place les hommes dans « une logique du mouvement visant a produire une adequation toujours plus totale entre mythe et histoire » (p. 308). La demonstration en est faite et bien faite, dans ce beau livre auquel ne manquent que quelques illustrations (n'y a-t-il pas une Venise picturale ?) et, il faut bien le dire, un plan (la vue cavaliere de Benedetto Bordone, 1528, reproduite p. 306, ne suffit nullement au lecteur peu familier avec la topographie venitienne).
[1]. F. Franceschi, « La memoire des laboratores a Florence au debut du XVe siecle », Annales E.S.C., 45 (1990), p. 1143-1167.
[2]. N. Coulet, « Quel age a-t-il ? Jalons et relais de la memoire », dans Melanges offerts a Georges Duby. IV: La memoire, l'ecriture et l'histoire. Aix-en-Provence, Publ. de l'Universite, 1992, p. 9-20.
[3]. M. Gramain[-Bourin], « Memoires paysannes. Des exemples bas-languedociens aux XIIIe et XIVe siecles », Annales de Bretagne et des pays de l'ouest, 83 (1976), p.315-324.
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Citation:
Michel Hebert. Review of Crouzet-Pavan, Elisabeth, Venise: une invention de la ville, XIIIe-XVe siecle.
H-Urban, H-Net Reviews.
April, 1998.
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