
Kirsten Johnson Kramar. Unwilling Mothers, Unwanted Babies: Infanticide in Canada. Vancouver: University of British Columbia Press, 2005. 227 pp. $93.95 (cloth), ISBN 978-0-7748-1176-7; $32.95 (paper), ISBN 978-0-7748-1177-4.
Reviewed by Denyse Baillargeon (Département d’histoire, Université de Montréal)
Published on H-Canada (July, 2006)
L 'ouvrage de Kirsten Johnson Kramar examine comment, au cours du 20e siècle, la justice criminelle canadienne a traité les femmes accusées d'avoir tué leur nouveau-né. Située à la croisée de l'histoire, de la sociologie et du droit, cette recherche revisite certaines idées reçues au sujet de l'infanticide et de l'attitude de la justice criminelle à l'égard des femmes soupçonnées de ce crime. À la base de cet ouvrage se trouve en effet une critique de l'analyse féministe de l'infanticide généralement considéré au même titre que les lois cherchant à réguler l'hétérosexualité féminine et la reproduction (contraception, avortement, prostitution), ce que déplore l'A. D'après elle, l’analyse féministe, qui suppose une volonté de la part des autorités judiciaires de contrôler les comportements sexuels féminins, n'est guère satisfaisante, car elle néglige de considérer l'infanticide dans le cadre des législations touchant, de manière plus générale, aux homicides. Dans la même veine, Johnson Kramar s'en prend aux thèses foucaldiennes qui voient dans l'infanticide une manière de construire la catégorie de la «mauvaise mère» et de réguler les comportements féminins de manière diffuse en proposant, en contrepoint, un modèle de féminité et de maternité respectables. Dans les deux cas soutient-elle, ces théorisations considèrent les lois sur l'infanticide comme une réaction des autorités au refus des femmes de se conformer à leur rôle maternel tel que défini par le discours patriarcal; dans les faits cependant, on peut considérer que les mères célibataires qui tuent leur enfant cherchent précisément à se conformer à l’idéal de la féminité puisqu'elles cherchent à éliminer la preuve de leurs activités sexuelles illicites. En outre, on ne peut guère affirmer, comme le voudrait la théorie, que les procès pour «néonaticide» ont contribué à renforcer l'idéologie maternelle puisque très peu de cas ont débouché sur des procès, que certains concernaient des femmes mariées ou des veuves et que dans l'ensemble, les procès qui ont effectivement eu lieu ont fait l'objet de très peu de publicité.
Pour sa part, Johnson Kramar soutient que la loi concernant l'infanticide ne peut être associée aux autres lois qui gouvernent la sexualité féminine car elle vise à sanctionner le meurtre d'un être humain, une pratique condamnée dans les sociétés occidentales. Le potentiel de contrôle qu'elle renferme doit aussi être relativisé car ce sont moins les femmes comme groupe que les femmes accusées individuellement que la loi cherche à cibler. La loi ne gouverne pas seulement de manière diffuse prévient l'A.; elle gouverne de manière très directe et immédiate. En outre, ces théories qui soutiennent que l'accusation d’infanticide a constitué un moyen de médicaliser la déviance féminine ne tiennent pas compte du fait que les lois anglaises et canadiennes reliaient le désordre mental qui aurait poussé les femmes à tuer leur enfant à leurs conditions socio-économiques. D'après elle, ce sont d'ailleurs des visées très pragmatiques qui ont incité les autorités judiciaires à inclure une définition quasi-médicale de l'infanticide dans la loi de 1948.
Johnson Kramar soutient en effet que l'adoption de la loi canadienne sur l'infanticide en 1948 répondait à des impératifs juridiques, soit d'obtenir la condamnation des accusées en dépit de la sympathie que les jurés leur témoignaient. Avant l'adoption de cette loi, la justice pouvait accuser les femmes de meurtre, d’homicide involontaire, de suppression de part (concealment of birth) ou de négligence à se procurer de l’aide au moment de l’accouchement. Souvent incapable de prouver que l'enfant était né vivant et de démontrer l'intention malveillante, confrontée à la compassion que les jurés éprouvaient envers les mères adolescentes qui se retrouvaient très souvent au c?"ur du drame et qui risquaient la peine de mort ou l'emprisonnement à vie, la Couronne arrivait rarement à porter des accusations de meurtre ou d'homicide involontaire et devait se rabattre sur des accusations moindres qui entraînaient des peines moins lourdes. Du point de vue du gouvernement «the problem was that the then existing framework was being applied in an entirely ad hoc manner. This was legally (en italique dans le texte) problematic since it allowed far too much discretion on the part of individual agents of the state, with disparate outcomes for individual women charged with the various offences» (p.5).
Ainsi, nous dit l'A., quand les législateurs ont adopté la Loi sur l'infanticide en 1948, ils ne songeaient pas tant à «policer les frontières des relations de genre», qu'à assurer davantage de justice et d'équité ce qui, de leur point de vue, exigeait qu'ils obtiennent davantage de condamnations. La loi de 1948 (article 233 du Code criminel du Canada) visait à répondre à ces préoccupations. Rédigée dans des termes qui faisaient clairement référence à l'état mental de la mère, elle définit l’infanticide comme un acte commis par une femme (uniquement) causant, volontairement ou par omission, la mort de son nouveau-né à un moment où elle est mentalement affectée par l'accouchement ou l’allaitement: "A female person commits infanticide when by a willful act or omission she causes the death of her newly-born child, if at the time of the act or omission she is not fully recovered from the effects of giving birth to the child and by reason thereof or the effect of lactation consequent on the birth of the child her mind is then disturbed." (p. 3). Cette législation s'ajoutait aux autres accusations possibles, sans les éliminer, mais les autorités judiciaires espéraient qu'elle permettrait d'obtenir davantage de verdicts de culpabilité puisque, tout en s'apparentant au meurtre et à l'homicide involontaire, le crime d'infanticide appelait des peines moins sévères.
Cette partie de la démonstration de l'A. occupe les trois premiers chapitres du livre. Dans un premier temps (chapitres 1 et 2), elle s'attarde aux racines historiques des lois gérant les causes d'infanticide au Canada entre la fin du 19e siècle et 1948, au fonctionnement des institutions et aux procédures judiciaires en vigueur au cours de cette période. Tout en fournissant des données statistiques sur le crime de suppression de part, le premier chapitre s'intéresse aux difficultés rencontrées par la Couronne qui cherchait à faire condamner les femmes soupçonnées d'avoir tué leur nouveau-né. Loin de se montrer cléments selon Johnson Kramar, les procureurs veulent plutôt porter les accusations les plus sévères possible, mais en sont empêchés par le manque de preuve. Ce même manque de preuve, en particulier la preuve que l'enfant est né vivant, expliquerait l'indulgence des jurés et l'habitude de se rabattre sur des accusations moins graves, pour lesquelles il était plus facile d'obtenir une condamnation. La démonstration que l'enfant était né vivant était absolument cruciale pour obtenir une condamnation pour homicide, mais les pathologistes recevaient l'instruction de présumer que ces enfants étaient mort-nés, ce qui venait miner tous les efforts de la Couronne pour obtenir des condamnations pour homicide. Le deuxième chapitre qui analyse le processus de poursuites judiciaires en examinant les dossiers d'accusations survenues en Ontario entre 1853 et 1977, de même que les dossiers fédéraux de femmes reconnues coupables de meurtre pour avoir tué leur nouveau-né, explore plus à fond la question de la preuve, généralement inadéquate, fournie par les coroners et de l'attitude des différents agents du système judiciaire. En fait, selon l'A., les cas ontariens révèlent une forte inclinaison de la part des autorités à obtenir des accusations de meurtre, mais les grands jurés étaient réticents à favoriser de telles accusations. Les cas de peine capitale révèlent pour leur part que les femmes trouvées coupables étaient généralement passées aux aveux, mais que leur condamnation suscitait beaucoup de protestations dans la population, au point où les sentences de mort étaient généralement commuées en peines d'emprisonnement à vie et que les accusées étaient invariablement relâchées après de plus courtes périodes.
Le chapitre 3 examine ensuite le développement des théories psychiatriques anglaises qui ont inspiré les changements législatifs concernant l'infanticide dans ce pays dans les années 1920 et ensuite au Canada. Il montre que contrairement à ce qui a été suggéré, ces théories n'ont pas fait que médicaliser la déviance féminine car elles tenaient compte du contexte socio-économique dans lequel vivaient les mères, leur pauvreté étant considérée comme le principal facteur ayant provoqué le désordre mental responsable du néonaticide maternel. À partir d'une analyse des débats de la Chambre des communes au moment de l'adoption de la loi, l'A. cherche aussi à montrer que les législateurs voulaient simplement mettre en place un système plus logique pour obtenir des condamnations pour homicide. Ainsi, la loi n'a pas été simplement colonisée par le discours médical, mais elle s'est servi de ce dernier à ses propres fins.
Poursuivant la démonstration entreprise, le chapitre 4 analyse les cas d'infanticide après l'adoption de la loi de 1948 et montre que les nouvelles difficultés rencontrées dans son application, combinées aux transformations socio-économiques que vit la société canadienne au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, apportent de nouveaux changements dans l'orientation de la loi. Contrairement aux attentes de la Couronne, il a été en effet presque impossible de prouver le désordre mental et ses liens avec l'accouchement et la lactation. En 1955, un amendement à la loi enlève cette obligation faite à la Cour, même si l'idée que des raisons psychologiques peuvent venir atténuer la gravité de l'acte demeure. Compte tenu de l'institutionnalisation de la naissance, de l'accès de plus en plus large à la contraception et même à l'avortement, de la nouvelle conception de l'enfance et de l'adoption des mesures sociales comme les allocations familiales, la société canadienne considère cependant l'infanticide avec beaucoup plus de sévérité, ce qui encourage les autorités judiciaires à faire montre de plus de rigueur envers les mères infanticides. Au cours des dernières décennies, les cas d'infanticide montrent que les cours débattent surtout des questions légales concernant l'état du bébé à la naissance (mort-né ou né vivant) et de l'intention criminelle, ou non, de la mère. En général, la jurisprudence révèle une tendance à accroître le degré de responsabilité des femmes qui ne peuvent plus invoquer l'excuse de l'enfant non désiré ou proclamer leur innocence en soutenant que l'enfant était mort-né puisque désormais on présume que l'enfant est né vivant. En d'autres termes, la médicalisation de l'infanticide n'aura duré qu'un bref laps de temps en raison de son échec à remplir les objectifs pragmatiques pour lesquels le législateur avait introduit cette notion dans la loi, mais aussi à cause d’en ensemble de facteurs sociaux.
À la lumière de ces éléments, l'A. s'attarde ensuite à l'évolution de l'attitude des autorités judiciaires au cours des dernières décennies du 20e siècle. La montée des préoccupations par rapport aux enfants abusés depuis les années 1950, analysée au chapitre 5, et plus particulièrement les cas d'enfants battus à mort révélés par les médias dans les années 1980 et 1990, font en sorte que les infanticides en viennent à être mis sur le même pied que ces abus et ces meurtres. Au point où le législateur et l’opinion publique réclament maintenant l’abolition de la Loi sur l’infanticide parce qu'elle est vue comme une disposition permettant aux femmes d'échapper à une condamnation pour un meurtre ‘prémédité durant neuf mois’. Ironiquement, selon l’A., cette demande s’appuie en partie sur le discours féministe qui depuis 30 ans insiste sur la responsabilité des femmes vis-à-vis leur capacité reproductive, un argument avancé pour défendre leur liberté de choix et libéraliser l'avortement. Elle survient également dans un contexte où le f?"tus a acquis un statut quasi légal en raison des avancées de la médecine, mais aussi du lobby des groupes pro-vie. Ces différents facteurs ont fait en sorte que le nouveau-né est devenu une victime de plein droit, au détriment de la mère qui a perdu les appuis qu’elle pouvait avoir, ce qu’illustre le chapitre 6 qui examine le développement de la nouvelle catégorie ‘child abuse homicide’ jugée désormais appropriée pour répondre à tous les cas de mort d'enfants, même ceux que l’on croyait autrefois victimes du syndrome de la mort subite du nourrisson. D'abord considéré comme la conséquence d'une situation socio-économique désavantageuse pour les femmes, puis (mais pour un bref laps de temps) comme un acte résultant d'un désordre psychiatrique produit par les effets de la grossesse et de la lactation, l'infanticide est ainsi devenu un problème lié à l'agression des femmes, à leur irresponsabilité, à leur égoïsme et un acte injustifiable en raison du droit à la vie que détient la victime-enfant et que les cours doivent protéger. Bien évidemment, cette nouvelle conception de l’infanticide qui présente l’enfant comme la victime innocente de la méchante mère et dont les droits surpassent tous les autres, tend à minimiser les explications d’ordre sociologique ou psychologique. Mais ce cadre explicatif convient tout à fait au système de justice criminelle puisque ce dernier n’a pas pour but de redresser les injustices sociales et les inégalités; il va aussi de pair avec le discours politique contemporain qui met l'accent sur la responsabilité individuelle, l'économie de marché et le gouvernement minimal.
L’ouvrage de Johnson Kramar devrait faire date dans l’historiographie des femmes et du droit car il revient sur un certain nombre d’idées reçues dont il démontre les failles de manière plutôt convaincante. L’argumentation est claire, didactique même, et repose sur une maîtrise évidente des théories qu’elle entend réfuter ou nuancer. Enfin la démonstration s’appuie sur l’étude de nombreux cas qui permettent de mettre en lumière non seulement l’application de la loi, mais aussi le fonctionnement du système judiciaire. Un certain flou subsiste cependant quant à la question de la sympathie des jurés pour les mères infanticides durant la première moitié du 20e siècle, car l’A. semble parfois attribuer cette clémence non pas tant à leur désir de ne pas punir trop sévèrement ces femmes (une position qu’elle semble endosser dans l’introduction) qu’au manque de preuves dont ils disposaient (p. 65-66). De même, on pourrait arguer que la médicalisation de la déviance féminine que représente l’infanticide ne peut se mesurer uniquement en s’attardant à la formulation de la loi et au nombre d’années où elle a été en vigueur : d’autres discours (médical, religieux) y ont certainement contribué. Les historiens lui reprocheront sans doute le portrait un peu simpliste qu’elle trace des développements économiques et sociaux du Canada dans l’après-guerre (p. 97) et les francophones regretteront, mais ce n’est pas une première, que l’auteure n’ait consulté aucune étude portant sur l’infanticide au Québec (notamment les travaux de Marie-Aimée Cliche et d’Andrée Lévesque, dont l’ouvrage a pourtant été traduit). Dans l’ensemble toutefois, le livre de Johnson Kramar offre une belle occasion de confronter nos certitudes ce qui est le propre des ouvrages qui laissent leur marque.
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Citation:
Denyse Baillargeon. Review of Kramar, Kirsten Johnson, Unwilling Mothers, Unwanted Babies: Infanticide in Canada.
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July, 2006.
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