Jacques Brun, Catherine Rhein, eds. La segregation dans la ville. Paris: L'Harmattan, 1994. 258 pp. ISBN 978-2-7384-2477-8.
Annie Fourcaut, ed. La ville divisee. Les segregations urbaines en question (France 18e-20e siecles). Grane: Creaphis, 1996. 465 pp. ISBN 978-2-907150-66-8.
Nicole Haumont, ed. La ville: agregation et segregation sociales. Paris: L'Harmattan, 1996. 219 pp. ISBN 978-2-7384-4695-4.
Reviewed by Alain Faure (University of Paris-X Nanterre)
Published on H-Urban (October, 1997)
Vous Avez Dit Segregation? A Propos de Trois Livres Recents
Segregation: voila un mot qui n'est pas neutre, un mot sans fard, qui engage; celui qui l'utilise donne toujours l'impression, peu ou prou, de vouloir denoncer quelqu'iniquite. Pourtant, le mot appartient au vocabulaire du savant; il est a la fois une arme de la polemique et un concept de la science. Sa definition est aisee: dans les grandes reunions d'hommes--et en premier lieu, les villes--toute separation physique nette et permanente entre des groupes distincts par le statut social ou encore par l'appartenance culturelle ou ethnique. Mais a y regarder de plus pres, on en vient a penser que le mot peut etre en realite bien trompeur, et que souvent il simplifie par trop la realite, quand il ne la deforme pas. Ne serait-ce pas d'abord une question de taille de l'agglomeration, et donc une question d'epoque? La segregation, apanage de la grande ville? D'autre part veut-on ou non designer par ce mot le resultat attendu d'une politique menee en connaissance de cause par ceux qui ont la haute main sur les affaires de la ville? La segregation, forme edulcoree, adoucie, dissimulee du ghetto, mais ghetto quand meme, ou bien simplement, si l'on ose dire, le produit malheureux et fatal des innombrables initiatives prises par les agents economiques, proprietaires, speculateurs, industriels. Celui qui voit dans la segregation un decret d'en-haut et celui pour qui elle est l'oeuvre d'en-bas usent du meme mot certes, mais ont de la realite des representations bien differentes. Enfin le mot n'a-t'il pas pour effet de dissimuler la part volontaire des regroupements? Le ghetto est bien sur un renfermement, mais il a aussi une chaleur qui attire celui est nu dans la societe. Mais prendre le mot a contre-pied a aussi ses perils: quand il s'agit de groupes socialement domines, peut-il y avoir des "segreges" heureux?
Sur toutes ces questions, un colloque tenu a l'Ecole normale de Saint-Cloud, enfin publie, sous la vigilante direction d'Annie Fourcaut, apporte de nombreux elements de reflexion. Precisons que La ville divisee est non seulement un bon livre, mais un beau livre, qui connait son editeur n'en sera pas etonne. Le plaisir du lecteur est d'autant plus vif a manier ce bel objet que les photographies de Pierre Gaudin et d'Edouard Vast viennent appuyer ou prolonger les articles de remarquable facon. L'historien curieux de ces questions doit aussi faire la lecture de deux ouvrages publies par un collectif de chercheurs en sciences humaines sociologues, geographes et economistes rassembles dans le "Reseau socio-economie de l'habitat" [an interdisciplinary seminar organised with the help of the french Ministere de l'Equipement] et qui a mis la segregation a l'ordre du jour de ses travaux. La segregation dans la ville et Agregation et segregation sociales, livres malheureusement de facture bien plus terne que La ville divisee, nous presentent un bilan de leurs rencontres.
Constatons avec regret le cloisonnement des disciplines dont temoigne cette production scientifique un peu eclatee. On releve bien quelques cas de transfuges d'un "camp" a l'autre, mais c'est l'exception. Pourtant, la confrontation de ces ouvrages est stimulante et demontre une fois de plus tout le profit que les specialistes d'obedience voisine pourraient tirer de relations plus suivies. La segregation dans les sciences n'est sans doute pas plus estimable que la segregation dans les villes. Voyons d'abord la facon dont les specialistes du present abordent notre question. Plusieurs mettent en garde le chercheur contre l'usage trop extensif du mot: appeler segregation tout contraste social dans le peuplement de deux quartiers est un abus, rappellent-ils; en l'employant a tout bout de champ, on fait l'economie de la recherche et de la reflexion sur les processus qui ont conduit a la partition de l'espace considere: choix des individus? decisions politiques? qui part d'abord d'un quartier et pourquoi? Le paradoxe de ces ouvrages, et plus precisement de La segregation dans la ville qui est surtout un ouvrage de methode, est de nous convier aussi, tout au long de savants developpements, a quantifier les ecarts, a reflechir sur les meilleurs indices mesurant le degre de segregation. Mais, en mettant ainsi en avant la statistique, est-ce qu'on ne retombe pas dans l'orniere denoncee a l'instant, decrire sans comprendre? On ne prouve pas plus la segregation en la mesurant qu'en la nommant. Concedons a la directrice de l'ouvrage que la construction d'une batterie de variables a partir des donnees de base peut considerablement aider la recherche en l'orientant, en lui preparant le terrain, mais ces "modeles" ne sauraient etre une fin en soi.
Il y a beaucoup a glaner aussi pour l'historien soucieux de methode et attentif au present dans Agregation et segregation sociales. Cet ouvrage, on l'aura devine en lisant son titre, est consacre pour l'essentiel aux regroupements communautaires et aux multiples facons dont une minorite ou une categorie sociale precise s'approprie un quartier ou y imprime sa marque. Y aurait-il donc une "segregation heureuse"? L'ouvrage fait d'ailleurs la part belle aux quartiers bourgeois, des plus "emblematiques" comme on dit aujourd'hui a tous les quartiers renoves qu'aujourd'hui une speculation desormais respectueuse des vieilles pierres decoupe dans les centres villes, qu'ils soient restes de peuplement populaire ou melange. Va pour appeler segregation la dynamique urbaine qui "chasse" les pauvres d'un quartier, a la condition encore selon nous qu'elle soit consciente et planifiee, ou, pour le moins, aidee par le pouvoir, mais que pour ces memes pauvres l'on sous-entende que le ghetto, ou disons le quartier particularise, soit le plus vivable des enfers terrestres meriterait d'etre discute. En tout cas, on prend nettement conscience--c'est le grand merite de cet ouvrage que la segregation n'est jamais que la face spatiale du probleme de l'integration sociale et culturelle.
Et quant aux historiens? La ville divisee prouve s'il en etait besoin qu'a l'epoque contemporaine, il ne fut de ville ou les differences de classes n'aient eu leur traduction spatiale dans l'habitat, que ce fut de facon subtile ou brutale. Dans les ouvrages precedents, un historien rappelait deja aux sociologues si friands de raccourcis historiques commodes que la fameuse maison louis-philipparde ou riches et pauvres coexistaient et ou la femme du notaire du premier allait porter le bouillon a la famille de proletaires grelottant la-haut, sous les combles, est un mythe: en effet, on n'a jamais construit de telles maisons; l'eut-on fait qu'elles seraient malgre tout un bel exemple de segregation sur place! La differenciation de la ville en quartiers et faubourgs de vocation residentielle opposee n'est donc pas une question de taille ou d'ampleur de la croissance urbaine: voyez Alencon ou Vierzon ou la "segmentation" de l'espace, comme disent les auteurs, ressemble fort a ce qu'on peut observer a Lyon, a Rouen ou a Paris. Non, bien sur, la segregation dans les villes francaises n'est pas nee avec Haussmann: le nombre de fois ou cette idee est repetee dans l'ouvrage montre, au passage, la difficulte de beaucoup d'historiens a se deprendre des modeles parisiens. Mais notre gene devant cet ouvrage est ailleurs. Dans l'usage par trop banal du mot segregation, precisement. On voit bien, chez plusieurs auteurs, les efforts deployes pour faire rentrer le mot, a toutes forces, dans leur demonstration. Non seulement toute division sociale de l'espace urbain est baptisee segregation, sans une trace d'hesitation, mais toute forme urbaine ou architecturale recoit ce qualificatif. Bien sur, un pavillon de lotissement modeste a toutes chances d'etre habite par une famille modeste, et on peut toujours dire que l'intention du lotisseur est segregative et que la forme elle-meme cree la segregation. Mais n'est-ce pas la un criant artifice? A ce compte, tout dans la ville est segregation. La croissance urbaine conduit forcement a une differenciation de l'espace qui ne peut etre la reproduction a l'identique d'un pretendu noyau urbain primitif ou le melange aurait ete parfait et les discriminations inconnues. Mais peut-on dire vraiment que differenciation et segregation soient bonnet blanc et blanc bonnet [a French expression meaning "six of one and half a dozen of the other," if I believe my French-english dictionary]? Bref, il a manque a cet ouvrage un axe, une question ferme, posee a tous les auteurs, sur la nature profonde de l'objet et les mecanismes a l'oeuvre. D'ou d'ailleurs son titre, neutre, de "Ville divisee," et le rejet du mot central dans le sous-titre, comme si l'historien avait manque d'audace pour regarder le phenomene dans les yeux. Neanmoins, que d'elements stimulants et neufs dans l'ouvrage!
L'approche historique montre bien que la segregation fut au coeur de la reflexion et de l'action de bien des urbanistes contemporains et que les ediles sont toujours conscients des processus de rejet qu'une politique de grands travaux ne peut pas ne pas engendrer, si rien ne vient la corriger. Cas tres interessant que celui des elus parisiens : a bien y reflechir, qui merite l'accusation de decider la segregation, les speculateurs qui font leur metier en tirant le profit maximum du sol urbain ou bien les politiques qui leur laissent le champ libre en toute connaissance des consequences? Pourtant il existe bien une pensee urbaine anti-segregative: les grands ensembles qu'il est de bon ton de vouer aujourd'hui aux gemonies n'avaient-ils pas, sur le papier, quelque chose des cites d'Harmonie revees par certains socialistes du 19e siecle et dont nous parle un des auteurs de La ville divisee? Sarcelles et les 4000 attendent leur historien. Et la segregation a aussi ses echecs. Ainsi les grandes cites ouvrieres concues par le patronat au 19e siecle et qui font l'objet ici de developpements a mediter, ne furent jamais ces beguinages proletaires denonces jadis par des historiens infatigables, a supposer d'ailleurs que le patronat n'ait jamais songe serieusement a en faire des mondes clos et autarciques. Le monde exterieur ne se laisse jamais oublier, et ceux qui font l'effort de repondre a son appel quitteront forcement les quartiers ou ils se sont souvent enfermes d'eux-memes, ainsi que le rappelle un article consacre aux Italiens, le seul malheureusement a faire le pont entre segregation et integration.
Mais ne terminons pas sur un nouveau regret. La ville divisee ne nous a pas livre tous les secrets de fabrication de la segregation, mais elle nous montre la voie a suivre pour parachever l'oeuvre. N'est-ce pas la fonction des ouvrages pionniers?
(NOTA BENE: this review will also be published in the French journal Le Mouvement Social, No 182, January 1998. Many thanks to this journal for their cooperation.)
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Citation:
Alain Faure. Review of Brun, Jacques; Rhein, Catherine, eds., La segregation dans la ville and
Fourcaut, Annie, ed., La ville divisee. Les segregations urbaines en question (France 18e-20e siecles) and
Haumont, Nicole, ed., La ville: agregation et segregation sociales.
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