Annie Molinié, Alexandra Merle, Araceli Guillaume-Alonso, eds. Les jésuites en Espagne et en Amérique: jeux et enjeux du pouvoir (XVIe-XVIIIe siècles). Paris: Les Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2007. 631 pp. EUR 35.00 (cloth), ISBN 978-2-84050-489-4.
Reviewed by Christophe Belaubre (Universidad Industrial de Santander, Colombia)
Published on H-Atlantic (November, 2007)
Spécialiste de l'histoire de l'Eglise espagnole (elle avait ouvert la voie en 1973 avec une étude magistrale du clergé du royaume de Castille a la fin du XVIe siècle), Annie Molinie s'est associée avec Alexandra Merle et Araceli Guillaume-Alonso pour proposer dans une collection qu'elle dirige aux Presses Universitaires de la Sorbonne un ouvrage sur l'histoire des Jésuites en Espagne et en Amérique. Le livre confirme un regain d'intérêt pour l'histoire des jésuites après la publication en 2004 du livre dirigé par Teofanes Egido, Javier Burrieza Sánchez, et Manuel Revuelta González, Los jesuitas en España y en el mundo hispánico. Ce n'est pas non plus un simple livre d'histoire, tellement philologie, exégèse des textes médiévaux et modernes, philosophie et histoire du droit apparaissent solidement imbriqués dans pratiquement chacune des contributions.
Précisons que l'oeuvre, réunissant des travaux très pointus sur des aspects relativement peu connus, est plutôt destinée à un public d'initiés. Sans compter la préface de Jean Lacouture et la post-face de Dominique Bertrand, ce sont vingt et un spécialistes qui invitent à réfléchir sur l'épineuse question des rapports entre la politique et le religieux en suivant pas à pas, en Espagne et en Amérique, l'histoire de l'Ordre fondée par Ignace de Loyola. Organisé autour de trois grandes parties savamment équilibrées--la Compagnie de Jésus et le pouvoir royal, les Jésuites au coeur de la société (influences et conflits), les jésuites par eux-mêmes (défense, apologie et critique). La période couverte est celle de la période dite "moderne," de la fondation à l'expulsion de l'Ordre des principaux Etats européens et des Amériques où la Compagnie s'est implantée de façon exceptionnelle. Le sous-titre révèle le fil conducteur de ces différents travaux: dans quelle mesure les jésuites participent-ils au pouvoir et quels sont les enjeux de cette participation? Les articles, d'entre 15 et 70 pages, sont pour la plupart rédigés en français à quatre exceptions près, les travaux de Julian J. Lozano Navarro, rédigés en espagnol mais pour lesquels un résumé en français est proposé. Cette liberté, qui d'une certaine façon retire un peu de cohérence à l'ensemble, se retrouve dans les citations qui sont tantôt en français, tantôt en espagnol. L'histoire économique en est absente même si de nombreux travaux font référence explicitement aux avantages matériels que les jésuites tirent de leur proximité du pouvoir. Une dernière réserve: le déséquilibre, il y en a peu dans cet ouvrage, entre l'espace accordé à l'Espagne et celui de l'Amérique hispanique, mais ceci est probablement un reflet du déficit historiographique entre les deux mondes, et c'est probablement aussi ma fibre américaniste qui m'incline à déplorer cette "injustice."
Les neuf contributions de la première partie sont regroupées autour de deux thématiques: la relation des jésuites avec les princes et le discours. Molinié décrit à partir de sources de secondes mains, comme les lettres du fondateur de l'Ordre des Jésuites, les relations entre un empereur, Charles Quint, et un saint, Ignace de Loyola. C'est un parallèle audacieux entre deux hommes qui représentent deux types de pouvoirs sur une base documentaire qui nous semble assez fragile. L'auteur dit elle même que nous ne conservons que deux lettres adressées à l'Empereur par le fondateur même si l'analyse porte sur quelques documents supplémentaires. De ce regard croisé, il ressort que l'Empereur craint davantage les protestants que les Turcs, ce qui l'éloigne des préoccupations immédiates de Loyola mais les deux hommes se retrouvent pour défendre la conquête de nouveaux mondes.
Guillaume-Alonso s'appuie, entre autres documents, sur un manuscrit d'une vingtaine de feuillets rédigé par un jésuite qui critique l'action d'un autre jésuite confesseur de Gaspard de Guzmán, comte d'Olivares, afin de poser la question de l'implication de l'Ordre dans les affaires séculières. Dans cette contribution, ce sont les pouvoirs du confesseur auprès des puissants qui sont décryptés--l'auteur montre bien que la frontière entre les normes édictées et la pratique est particulièrement ténue. Même si l'image et l'historiographie a bien voulu retenir l'influence spirituelle du confesseur Francisco Aguado, l'analyse de Guillaume-Alonso met en lumière son influence politique notamment au moment de la crise catalane en 1640. Il était pratiquement impossible de séparer la sphère privée de la sphère publique au moment de soulager la conscience des puissants. Navarro prolonge la réflexion en montrant plus finement les liens existant entre la Compagnie et son général, et le jésuite Juan Everardo Nithard, directeur de conscience de Marianne d'Autriche, régente d'Espagne. Cette étude très rigoureuse et agréable à lire est réalisée à partir des Archives Romaines de la Compagnie. Ces deux derniers travaux sont complétés par une synthèse plus générale ou Béatrice Fonck s'applique à identifier l'action des confesseurs jésuites des bourbons d'Espagne au XVIIIe siècle (huit entre 1700 et 1755 dont trois français).
Merle est la première à aborder la question des liens entre la théorie politique et la pratique du pouvoir en analysant le Prince chrétien (1595) de Pedro de Ribadeneyra. Elle cherche à discerner les limites du modèle jésuite, anti-machiavélien, qui défend la dissimulation permise aux princes chrétiens, et à replacer ce traité dans le contexte des relations entre la Compagnie et le pouvoir royal en Espagne. Elle concilie ainsi les deux parties tout en réaffirmant que le prince n'est que le vicaire de Dieu sur la terre. C'est un travail stimulant et un exercice difficile que cette lecture critique de textes rédigés par des hommes rompus à l'exercice du pouvoir. Avec l'essai plus concis d'Eric Marquer et celui d'Alicia Oiffer-Bomsel, le lecteur est invité à suivre la pensée suarézienne. Le premier nous plonge dans l'histoire de l'Angleterre de Jacques 1er où ce dernier est pris à partie par le jésuite et théoricien du pouvoir, Suárez en raison de son Juramentum Fidelitatis (1609). Cette exégèse de ce texte juridique permet d'aborder les positions défendues par le courant jésuite qui défend l'orthodoxie catholique et le pape. La seconde analyse le De Legibus ac Deo Legislatore (1612) où est conçu un'ordre juridique universel dont la structure et le mode de fonctionnement sont rigoureusement soumis a une cause finale, le bien commun temporel présent sur deux plans interdépendants: national et interétatique'. La lecture attentive d'un sermon prononcé à l'occasion du décès de Ferdinand VI permet à de Carlos Gálvez-Peña de déceler derrière la gangue habituelle de ces pièces oratoires des critiques à l'égard du deuxième monarque Bourbon. L'heure du décès est aussi celle des comptes et le père Sanchez ne se prive pas vraiment d'attaquer les conséquences que le traité frontalier de Madrid de 1750 fait peser sur son Ordre. Il revient à Françoise Etienvre de conclure cette partie dans un texte plus léger mais tout aussi intéressant. Elle nous fait découvrir une affaire navarraise dans laquelle la verve du célèbre jésuite José Francisco de Isla, perçu par les élites locales comme un outil susceptible de magnifier leur grandeur, s'avère être à double tranchant car l'auteur en profite pour critiquer dans un essai de son cru, le Dia grande de Navarra, une fête traditionnelle qu'il ressent comme une stupide contrainte.
Dans la seconde partie, plusieurs contributions se penchent sur les jésuites au c"ur de la société en particulier sur leur influence. Par exemple, Manuel-Agueda Garcia-Garrido les décrit sous un jour plutôt singulier puisqu'au travers de la prédication de Francisco Soto ils apportent des solutions aux problèmes sociaux de la ville de Séville, en particulier le problème de l'exposition des enfants. Dans ce cas précis, mais d'autres textes sont concernés, on pourrait imaginer que la publication d'un ouvrage de ce type s'accompagne d'une publication électronique des sources primaires (en particulier les sermons, ce qui serait un excellent complément et montrerait l'intérêt d'une articulation plus fréquente entre le papier et les supports électroniques. Autre exemple de cette influence, Carlos Alberto González-Sánchez et Antonio González Polvillo étudient comment les jésuites parvenaient à agir sur les consciences des élites au travers des idées. C'est là encore une analyse magistrale d'un texte interne à la Compagnie où se révèle le décalage entre la perception ingénue qu'on peut avoir de l'Ordre et une réalité plus sombre où la volonté de puissance est déterminante, une véritable Compagnie en ordre de bataille pour corriger les pêchés des hommes. Curieusement il y a une petite fenêtre ouverte vers l'Asie par Hugues Didier qui suit les traces de François Xavier. Il essaie de comprendre le glissement qui s'est opéré des premiers temps, où l'idéal de pauvreté est affiché, à une Compagnie de Jésus puissante économiquement et socialement qui crée "les premières entreprises internationales" (p. 366) au moment de son expulsion d'Europe et d'Amérique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est en revanche un petit peu difficile de suivre l'auteur lorsqu'il compare la Compagnie á une ONG moderne qui reste aujourd'hui une entité par définition insaisissable dans ses contours et ses domaines d'interventions. La contribution de Michèle Estela-Guillemont est une des plus étoffée de l'ouvrage; elle est dotée d'un appareil critique impressionnant, parfois même un peu envahissant (voir pp. 378-379). Elle se repose sur le dépouillement de plusieurs manuscrits des Archives Romaines de la Compagnie pour décrire les tenants et les aboutissants d'un conflit entre les jésuites et l'évêque d'Asunción au XVIIe siècle.
Dans la troisième partie, les auteurs nous invitent à pénétrer au cour de l'Ordre afin d'étudier les perceptions que les jésuites avaient d'eux-mêmes avec des approches très variées: nuancée chez Ricardo Saenz, plus critique chez Raphaël Carrasco, et condescendant chez Jean-Pierre Clément. Le premier évoque les débats suscités au sein de la Compagnie par les écrits réformateurs du père Juan de Mariana, en particulier le De Reformatione Societatis discursus. L'article est aussi l'occasion de rendre un hommage appuyé à Michel de Certeau, cet "marcheur blessé" qui plaidait pour "une écriture de l'histoire tout à la fois tissés d'éléments matériels et spirituels" tout en attaquant durement ces quelques jésuites, tel Ribadeneyra, qui eurent une conception pour le moins étroite de la vie en société (p. 412). Il faut aussi noter que l'histoire de l'art n'est pas absente grâce au travail de Paul-Henri Giraud qui attire notre attention sur l'exubérance baroque de l'église de Saint-François Xavier de Tepotzotlán. Au-delà du propos de l'auteur qui nous rappelle combien l'architecture est porteuse de sens politique, on ressent bien l'importance que revêt un aspect fondamental de l'activité des jésuites: la fonction éducative qui est par ailleurs explorée dans le travail de Bénédicte Barbara-Pons qui conclut se livre. Par un travail de recherche minutieux de dizaines de manuscrits, ce dernier auteur examine les circonstances ayant conduits à la fondation du Colegio Real del Espíritu Santo de Salamanque et surtout l'art, déployé par les jésuites, de rendre publique l'événement par des récits hagiographiques et par des fêtes populaires.
En conclusion, il s'agit d'un très bon livre (et beau ce qui rend la lecture très agréable). Les illustrations sont superbes, la bibliographie et l'index des personnages cités soigneusement préparés. On regrette simplement que les auteurs ne soient pas présentés. C'est un livre que je déposerai dans ma bibliothèque avec la certitude qu'il me sera très utile dans le futur dès qu'il s'agira de comprendre les jeux et les enjeux du pouvoir au sein de l'Ordre des jésuites du XVIe au XVIIIe siècle. Mais il ne fait pas limiter l'apport de ce livre à l'histoire religieuse. Par la qualité et la profondeur des recherches présentées, les contributions permettent de saisir les relations complexes entre l'Europe et les Amériques, en particulier les incidences politiques des décisions prises de part et d'autres ou encore sur la circulation des idées, même si les chercheurs n'incorporent pas cette idée dans leurs problématiques respectives.
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Citation:
Christophe Belaubre. Review of Molinié, Annie; Merle, Alexandra; Guillaume-Alonso, Araceli, eds., Les jésuites en Espagne et en Amérique: jeux et enjeux du pouvoir (XVIe-XVIIIe siècles).
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